Antoine Furetière (1619-1688)


La publication de ses Essais d'un Dictionnaire universel lui valu d'être exclu, en 1684, de l'Académie Française après 22 ans de bons et fidèles services. Que si un lecteur chrétien s'étonne d'une telle sanction, il suffise de lui apprendre qu'à cette époque, les rancunes littéraires étaient, semble-t-il, aussi implacables que les jalousies actuelles au sein de nos partis politiques et de nos clergés.

Antoine Furetière put alors épancher contre l'Académie son talent de persifleur parisien qu'il avait par ailleurs signalé, bien des années auparavant, par un pamphlet qui connut un certain succés : Tarif ou Evaluation des partis sortables pour faire facilement les mariages, ainsi que par sa participation à la pièce Les Plaideurs de Jean Racine. Son grand ami n'était autre que le joyeux compère La Fontaine.

Par ailleurs Antoine Furetière fut dès 1645 Abbé de Chalivoy (près de Bourges) ; on achetait alors une charge ecclésiastique comme aujourd'hui un cabinet de médecine, par exemple. Cependant sa fréquentation de Racine, janséniste, et surtout un de ses ouvrages que nous présentons ici, laissent à penser que Furetière prit au sérieux la personne de Jésus-Christ :

LES PARABOLES DE L'EVANGILE

Traduites en vers

Avec une explication morale et allégorique,
tirée des saints Pères

Dans ce livre, paru en 1677, il traduit du latin (la Vulgate) 25 paraboles des Evangiles et les fait suivre d'un commentaire souvent instructif.

Sans doute le lecteur contemporain n'attribuera pas une grande valeur poétique à la versification de Furetière ; cependant la lecture en reste agréable et l'explication morale permet de se rendre compte de la culture religieuse de cette époque ainsi que de ses préjugés catholiques. Nous ajouterons éventuellement en fin de chaque parabole quelques lumières protestantes.

 

Parabole du Fils Prodigue     (Luc 15:11)

Un gentilhomme en sa maison
Elevait deux enfants d'une humeur fort contraire ;
L'aîné paisible et doux, ami de la raison,
L'autre prodigue aimant la bonne chère.
Le Père tant de fois se vit importuné
Par le cadet de lui donner partage,
Sous prétexte de faire, ou trafic, ou voyage,
Que ce partage enfin lui fut donné.
Mais de son bien à peine est-il le maître,
Qu'il fait grande chère, et bon feu,
Le vin, les femmes et le jeu,
En peu de temps le faisant disparaître,
Sa joie et son argent ne durent que fort peu.
Il se voit bientôt misérable,
Accueilli de la pauvreté ;
Pour surcroît de malheur, il vient une cherté
Qui le réduit à ce point déplorable
De garder aux champs les pourceaux ;
Souvent il porte envie au son qu'on leur donne ;
Pour en faire du pain, hélas ! il n'a personne,
Et leurs restes pour lui feraient de bons morceaux.
Bon Dieu, dit-il dans sa misère,
Combien de valets chez mon père
Hardiment se soulent de pain
Tandis qu'ici je meurs de faim !
Il se résout enfin d'implorer sa clémence,
Et retournant chez lui, se jette à ses genoux,
J'ai péché contre Dieu, dit-il, et contre vous :
Mais de ma faute, hélas ! j'ai bien fait pénitence.
Ne me regardez plus comme étant votre sang ;
Mes crimes m'ont privé de tous mes avantages,
Mettez-moi seulement au rang
Des valets qui sont à vos gages.
Ce bon Père ému de pitié,
Sentant pour lui réveiller sa tendresse,
Lui donne encore cent marques d'amitié ;
Et plein d'une sainte allégresse,
Il l'accueille, et lui tend les bras ;
De ses plus beaux habits ordonne qu'on le pare,
Veut que pour son retour un festin on prépare,
Et pour le régaler fait tuer le veau gras.
L'aîné survient au milieu de la fête,
Et malgré son esprit obéissant et doux,
Dès qu'il en sait la cause, il en devient jaloux ;
Et refusant d'entrer, sur la porte il s'arrête.
Puis dit en murmurant : Je n'ai jamais commis,
Ni mauvaise action, ni désobéissance ;
Et cependant, pour traiter mes amis,
Mon Père n'a jamais fait la moindre dépense.
Aujourd'hui qu'un prodigue a mangé tout son bien
Dans la débauche, et dans la bonne chère,
Il vient encore pour dissiper le mien,
On lui fait un régal tout extraordinaire.
Mais le bon Père, apaisant son courroux,
Lui dit : Mon fils, je vous ferai connaître,
Que vous serez chez moi toujours le maître,
Et que tous mes biens sont à vous.
Pouvez-vous cependant blâmer sans injustice,
Qu'aujourd'hui je me réjouisse ?
J'avais perdu mon fils, et je l'ai trouvé ;
Je croyais qu'il fût mort, je vois qu'il est sauvé.
Lorsque le Ciel me le renvoie,
N'est-il pas temps de témoigner ma joie ?

Explication morale


Il y a, selon tous les Pères, trois sens dans l'Ecriture Sainte : le littéral, le mystique et l'allégorique. Et c'est aussi selon ces trois sens, qu'ils ont expliqué les paraboles de l'Evangile, où l'on ne doute point qu'il n'y ait une instruction cachée sous le sens littéral.

Quant à celle-ci, ils demeurent d'accord que c'est Dieu qui est représenté par le père qui a deux enfants ; mais ils ne conviennent pas de ce que les deux enfants signifient.

Saint Augustin au livre premier des Questions Evangéliques, saint Cyrille et d'autres, disent que l'aîné des enfants représente le peuple juif, qui est ainsi appelé en Exode, chapitre 4 : Israël est mon fils, mon premier-né, et que le cadet représente la Gentilité.

Saint Jérôme en l'épître 146 à Damase ; Saint Ambroise au second de la Pénitence chapitre 2, veulent que l'aîné représente les justes, et le cadet les pécheurs qui se convertissent ; mais ils n'excluent pas le sens mystique ci-devant allégué. Et Saint Augustin même l'explique ainsi en un autre endroit. C'est au Traité de Tempore Barbarico, chapitre 7.

Ce dernier sens convient mieux à la lettre et au dessein de Jésus-Christ, qui s'attachait particulièrement à blâmer les pharisiens, de ce qu'ils trouvaient mauvais qu'il fréquentât les pécheurs, quoi qu'il ne le fit que pour attirer les pécheurs à la pénitence. Et c'est pour cela qu'il introduit sur la fin de cette parabole, le fils aîné qui se fâche du trop favorable traitement que son père faisait à son cadet, qui s'en était rendu indigne, dont il est doucement blâmé par son père.

Ainsi on peut dire dans les premiers sens, qu'après le premier partage des enfants d'Adam, le cadet (c'est à dire le peuple des Gentils) s'en va dans une région éloignée, qui est l'oubli de Dieu, comme l'explique le même Saint Augustin : il s'abandonne à la débauche et à l'idolâtrie, et dissipe tous les biens de la nature et de la grâce qui lui avaient été donnés. Depuis étant devenu affamé, c'est à dire manquant de la nourriture de l'âme, qui est la parole divine, il revient à la foi, il est éclairé des lumières de l'Evangile, et se convertit. C'est en ce temps que Dieu le reçoit à bras ouverts.

Il lui fait apporter sa première robe qui est celle de l'innocence, et lui fait préparer un repas céleste qui est la sainte Eucharistie. Elle est représentée par la cérémonie de tuer le veau gras ; puis Jésus-Christ y paraît comme une hostie immolée par les ordres de son Père, et qu'il est la véritable et sainte victime qui a été figurée par les sacrifices des veaux et autres bêtes que l'on immolait dans l'Ancienne Loi.

C'est ainsi que l'expliquent les commentateurs, et entre autres Nicolas de Lyra. L'aîné (c'est à dire le peuple Juif) en est jaloux, et se fâche que la Gentilité pour laquelle il avait eu tant de mépris, soit admise également avec lui à la participation des grâces et des lumières que nous donne l'Evangile, après avoir si fort abusé de ses lumières naturelles, cependant que lui a vécu de son côté dans la véritable Loi, et qu'il a observé les commandements de Dieu. Cette jalousie paraît assez bien en ce qui est contenu dans le dixième chapitre des Actes des apôtres. Jésus-Christ en reprend le peuple Juif, en la personne des pharisiens.

Dans le second sens où l'aîné représente les justes, et le cadet les pécheurs : on peut dire que Dieu a partagé d'abord entre les hommes, les biens de la grâce et de la nature. Et quoiqu'en cette parabole il semble qu'il n'y ait que le cadet qui ait demandé partage à son père, néanmoins on ne peut pas concevoir que le père ait fait un partage de ses biens entre ses enfants, qu'il n'ait donné en même temps la part à l'aîné. Aussi le père lui dit-il à la fin : Mon fils, tous mes biens sont à vous. Même la version persique (syriaque, peschitto) porte expressément que le père leur donna à chacun leur part ; que l'aîné ménagea la sienne et la mit en marchandise ; et que le cadet consuma l'autre en voyages et en profusions.

Ce partage fait, Dieu en a laissé disposer l'homme comme bon lui a semblé, à cause de la liberté qu'il lui a donnée ; et il a même souffert qu'il s'éloignât de lui. Le pécheur donc, dans le voyage ici mentionné, s'éloigne de Dieu et l'oublie, tant qu'il arrive une grande famine qui est la disette des instructions spirituelles. Il est obligé de se mettre au service sous un rude maître qui est le diable.

L'emploi qu'on lui donne c'est de garder les pourceaux : ce qui s'explique des désirs charnels et des vices sales et déshonnêtes. Il voudrait bien remplir son ventre de ce qu'on donne à manger aux pourceaux, c'est à dire de ces vanités mondaines, et biens temporels dont on est jamais rassasié.

Cependant un bon mouvement le saisit. Il songe que dans la maison de son père, qui est l'Eglise, les moindres serviteurs de Dieu ont en abondance les grâces et les consolations qui lui manquent. Ils se prépare à la pénitence, en confessant qu'il est pécheur.

Le père va au devant de lui, pour montrer que Dieu est prompt à recevoir ceux qui veulent se convertir. Il commande à ses serviteurs, c'est à dire à ses apôtres, et aux ministres de son Eglise de le revêtir des ses premiers ornements, c'est à dire de lui administrer les sacrements nécessaires pour le rétablir en grâce et dans son premier état.

Le festin qui se fait à son arrivée, signifie la réjouissance qui se fait dans le ciel par les saints et les anges à la conversion d'un pécheur, dont il est parlé dans ce même chapitre de saint Luc, verset 10.

Il n'y a que ce murmure et cette jalousie de l'aîné, qui se peut malaisément appliquer à l'homme juste, en semblable occasion. Aussi est-ce cette difficulté, qui a porté d'autres docteurs à cette parabole l'autre sens du peuple Juif et du Gentil. Néanmoins on peut dire que ce n'est pas tant ici un murmure et une plainte que fait le juste de la conversion du pécheur, qu'une admiration des grandes bontés de Dieu ; qui ne se contente pas de lui pardonner ses fautes, mais qui après sa pénitence lui donne autant de grâce et même davantage, suivant saint Augustin, qu'à ceux qui ont toujours persévéré dans la vertu.

J'ai pris la liberté en cette parabole, nonobstant le respect que j'ai pour chaque parole du texte de l'Ecriture, d'en altérer un mot, et de traduire de filiquis par du son, pour accommoder la chose à nos mœurs et à notre façon de concevoir. Ce n'est pas que je ne sache bien qu'on traduit ordinairement filiqua par des écosses de certains légumes, comme celles des pois et des fèves ; quoi que ce soit un fruit un peu longuet, de couleur brune et d'un goût doucereux, que les Italiens appellent carrabe, dont on nourrit les pourceaux dans les lieux où il abonde, ainsi qu'en France on les nourrit de glands. Et quoi que Menochius assure qu'on enfermait ce fruit et qu'on le donnait par mesure à ceux qui avaient soin de nourrir les pourceaux ; qu'il dise aussi que l'enfant prodigue n'osait en prendre pour soulager sa faim, de peur qu'on ne s'en aperçut, et qu'il n'en fut réprimandé ; il est difficile de concevoir comment un serviteur famélique et qui ne pouvait pas être continuellement observé, aurait eu assez de retenue pour s'abstenir d'en prendre dans son extrême besoin ; supposé que cet aliment des pourceaux eût pu être propre à nourrir un homme. Il est bien plus aisé de croire que l'enfant prodigue enviait ce qu'on donnait aux pourceaux, en supposant qu'on les nourrissait de son, comme on fait en France, et qu'il ne s'en pouvait rassasier, parce qu'il n'y avait personne pour lui faire du pain, et que sans cela l'homme ne s'en pouvait pas nourrir.

Je sais bien aussi que saint Augustin, saint Ambroise, et saint Jérôme, expliquant ce mot, disent qu'il signifie les vaines sciences, comme la poésie et la rhétorique. Mais le zèle de la dévotion leur a fait condamner de beaux-arts, qui ont servi pourtant à publier des louanges de Dieu, et à insinuer la foi dans les cœurs ; enfin qui ne sont criminels ou dangereux que par le mauvais usage qu'on en fait dans les matières profanes.

J'ai aussi omis à traduire que le père de l'enfant prodigue ordonna qu'on lui mit des souliers à ses pieds et un anneau à son doigt ; parce que cela n'étant point nos coutumes, telles particularités n'auraient fait que ravaler le sujet, et rendre la narration languissante.

J'ai omis pareillement l'explication qu'y donnent les mêmes pères, disant que les souliers signifient la prédication de l'Evangile, et les grâces actuelles ; l'anneau la participation du Saint Esprit ; le veau gras : les consolations spirituelles et intérieures. Car comme ces explications semblent d'abord un peu éloignées, il faudrait un long discours pour éclaircir leurs sentiments. Il vaut mieux renvoyer les lecteurs aux endroits ci-dessus cités de ces pères, où ils trouveront ces choses traitées à fond.

Remarques :
  • La vraie pensée de Jésus dans cette parabole est bien évidemment de dépeindre l'état spirituel des péagers et des gens de mauvaise vie, représentés par le fils cadet et celui des pharisiens, représentés par le fils aîné.
  • Si la parabole peut aussi s'appliquer à la situation des païens par rapport aux juifs c'est une conséquence de la richesse intrinsèque de l'Ecriture. Mais ce ne pouvait pas être là l'intention première de Jésus en adressant ce discours à son entourage qui n'aurait jamais pu y trouver ce sens.
  • Le fils aîné ne saurait représenter les véritables justes mais bien plutôt ceux qui se croient justes vis à vis des ordonnances religieuses ; c'était précisément là la condition des pharisiens.
  • Les allusions à l'eucharistie et aux sacrements administrés par l'Eglise en la personne des serviteurs du père sont, pour un lecteur impartial, un exemple des aberrations que peut produire une lecture partisane des Ecritures.

Il faudrait pour apprécier toute la beauté et la richesse de ce passage donner ici les réflexions de Frédéric Godet :
Fiat Godet !

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